27 avril 2020
Confinés …dehors : suite du journal d’une Lilloise
Jour de Pâques. Rue Lepelletier. Je marche. Pas grand-chose « de n’œuf », sinon la queue devant le chocolatier de la rue. L’envie de faire plaisir et la gourmandise résistent au virus, c’est réjouissant. Je réponds un « bonjour » au jeune homme qui me demande « juste une petite pièce ». Endroit bien choisi. Et pourtant : « Enfin quelqu’un qui me répond » dit-il, en m’offrant son sourire. Je suis toujours surprise de ce commentaire. De quoi a t-on peur en répondant aux personnes sans-abri? De se faire « avoir » ? Est-ce l’exaspération, le manque de temps (en ce moment, le temps, on en a plutôt trop, non ?), la lassitude qui nous contraignent.
Un bonjour et quelques signes d’attention, c’est beaucoup plus simple que ce que l’on croit.
Si vous vous sentez embarqué dans quelque chose qui vous dépasse ou ne pouvez lui répondre, signalez son cas sur le site des assos qui pourront l’aider : abej Solidarité, Entourage, ou autre. Il ne s’agit pas de s’improviser sauveteur, mais d’agir en frère.
Retour sur le jeune homme. Je m’arrête, à distance « sanitaire» de lui et masque sur la bouche. Le dialogue commence. Ses yeux s’allument. Tout en parlant, je lui donne un sachet de chocolats. Je lui demande où il passe ses journées : ici, dans le Vieux-Lille ou rue P. Mauroy. Là où des commerces attirent les Lillois. Il se débrouille. Plante sa tente sur une zone de Lille-Lambersart. Avant de le quitter, je lui indique où il peut demander de l’aide. Il sait, mais…
Je lui souhaite de passer une bonne fin d’après-midi. Pourquoi pas ? Le soleil brille pour tout le monde et j’espère toujours que « la rue ne sera pas une fatalité ».
Lundi 13 avril dit « de Pâques ». 16h. Le soleil revenu appelle à la promenade. Je coche la case adhoc et sors pour la petite heure qu’on m’autorise. Me voici à Wazemmes. Dehors, en ce jour férié et confiné, c’est « 100% personnes à la rue » ! L’un d’eux arrive vers moi, s’excusant à l’avance « Je suis désolé je suis vraiment désolé de vous déranger » et il explique sa situation. Je l’écoute de façon « flottante », je l’avoue. En fait, je n’ai entendu qu’une chose, mais plus de 10 fois, « Je suis désolé »
« Désolé ? » C’est moi qui suis désolée. Après lui avoir donné un peu d’argent, je rentre via la rue Faidherbe, plus rapide (vite, l’heure va se terminer) et plus grave.
Mercredi 15 avril : la journée de travail à la maison a été longue. Je sors me mettre « un peu d’air » entre les idées. Mes pas me mènent vers la Grand Place où quelques livreurs à vélo tournent en rond en attendant l’heure des repas. Je suis un peu lasse de ça, de tout. Un jeune homme s’avance vers moi, me demande une pièce ou un ticket repas. Non, pas ce soir… Je lui réponds sèchement et sans le regarder que je n’ai rien. Sans doute ai-je même soupiré d’impatience. Déjà, je m’en veux. Déjà, il m’en veut. Il m’injurie. Et il part en râlant. Trop tard pour le rattraper. La rencontre est ratée. Comme ça arrive avec nos amis, nos collègues, nos voisins ou les membres de notre famille. On se manque et on se dit qu’on fera mieux la prochaine fois.
Jeudi 16 avril : je savais que je le retrouverais, le jeune homme aux chocolats de Pâques, rue Pierre Mauroy. En fait, c’est lui qui me reconnait malgré mon masque et m’interpelle alors que je marche assez vite : « C’est vous que j’ai vue dimanche ! » Je traverse la rue pour le rejoindre. Il est tranquillement assis au soleil, un de ses copains de galère se roule une cigarette (?) un peu plus loin. On discute. Il a l’air en forme. Il me raconte qu’il est arrivé « dehors » à la suite d’une séparation avec sa copine. Elle a gardé l’appartement. Je propose de lui rapporter quelque chose de la boulangerie. « Pas la peine. Là, j’ai bien de quoi manger, » dit-il en me désignant un sac à côté de lui. Et il me raconte un truc formidable : une « dame à vélo » lui apporte des plats chauds préparés par des personnes qu’elle a réunies via Facebook. « Hier, j’ai mangé un super couscous ! ». Une de ces merveilleuses initiatives solidaires qui fleurissent en ce moment. Et samedi, je le recroise. On parle logement. « Au tout début, c’était galère. On s’est retrouvé sans rien. Les flics nous ont aidés d’abord. Puis des journalistes ont fait un reportage sur notre vie de SDF, et tout le monde s’est bougé, la mairie, les associations, les gens. Là, je dors quand je peux dans un hôtel pour pas cher ». Il avait commencé une formation plomberie, mais aujourd’hui… Je sens que ce gars astucieux s’en sortira. Il faut juste que la vie lui offre les bonnes rencontres. Je lui demande son 06 pour prendre des nouvelles. En poursuivant vers l’esplanade du champ de Mars au bord de laquelle on peut encore marcher, je croise un vieil habitué « de la manche », une grande silhouette familière et un peu intimidante qui « fait » généralement la sortie du cinéma de la rue de Béthune. Plus personne dans ce coin- là, bien sûr. L’homme est fatigué et demande de l’argent sans trop y croire.
Lundi 21 avril J’ai trouvé un petit coin de nature accessible au bout de l’avenue du Peuple Belge, un peu d’herbe à se mettre sous les pieds. Un homme est assis sur un banc (il en reste heureusement). Replié sur lui-même. Le corps gommé par une superposition de vêtements sales et le visage enfoui dans sa capuche. Une masse sombre. À ses pieds, les inévitables sacs. J’essaie d’entrer en contact, dis quelques mots, mais il est « trop loin », tout au fond de lui-même. Il me regarde un instant, ne répond pas. Il n’espère rien de moi. Ce ne sont pas les gestes qui font barrière, mais nos différences. Je me sens démunie, mon frère.
Jeudi 30 avril : rue Grande Chaussée. J’y passe rarement car la rue, sans commerces de bouche, est vraiment désolée. Une femme est « nichée » dans l’entrée d’un magasin de luxe. Elle dort. Son chien aussi. Je ne la dérange pas. À mon retour, c’est lecture pour elle. Un bon sujet pour entamer une causette, mais j’hésite un peu. Il n’y a pas de sonnette à la porte, et pas de porte d’ailleurs. C’est comme entrer sans frapper. Vivre sans abri, c’est vivre sans intimité. Allez, je me lance avec un bonjour et reçois une réponse embrumée et un regard vaguement intéressé. Qu’est-ce que vous lisez ? « Oh ça parle du Moyen-âge. Mais j’ai un peu de mal à lire. J’ai cassé mes lunettes. Des 3. Alors, je choisis des livres avec des gros caractères. » Je lui pose quelques questions, m’intéresse à son chien qui lèche quelques croquettes humides posées sur le trottoir. Jo refuse d’aller dormir dans les foyers où son chien n’est pas souvent accepté ou alors, séparé d’elle et mis en cage. Et puis il y la brutalité des hommes. Ses phrases sont empreintes de réserve et de douceur. De finesse aussi. Le chien de Jo s’appelle Rantanplan. Une héroïne de roman fatiguée et son chien de BD. Je me fends, je ne sais pourquoi, d’une remarque sur l’incompétence légendaire du corniaud. « Mais, non, il n’est pas stupide, Rantanplan. Il est décalé, il est dans son monde ». Sa réponse me laisse baba. Je reviens, après avoir fait, comme promis, un saut dans la pharmacie la plus proche pour lui trouver des loupes de lecture. Elle est déjà partie. Je la retrouve à la même place le lendemain, lui donne les lunettes, et je la regarde un peu mieux : ses cheveux épais et gris descendus en chignon lui font comme un bandeau à l’ancienne. Que vous-a fait la vie pour vous envoyer dans ce monde, Jo la sage, vous que je verrais bien disserter avec passion de Jane Eyre ou de vos sœurs March ? Revenez.
Samedi 2 mai 2020 : Matthieu, le retour. On discute, c’est devenu une habitude. C’est lui qui pose des questions aujourd’hui. Je lui parle de mon métier, écrire des histoires de vie. Ça l’intéresse. Je lui promets de lui apport er des portraits écrits de personnes hébergés par l’abej-Solidarité. « Moi, mon histoire, whaouah » je peux vous la raconter. Rendez-vous est pris. Un portrait de lui pourrait peut-être lui servir à se présenter à un employeur…
Mardi 5 mai 2020 : À la sortie de la boulangerie le Lion d’Or, je retrouve un homme a qui j’ai donné deux euros la veille. Une allure de baroudeur. Il me salue d’un sourire Je lui demande comment il va. « J’ai froid » c’est vrai qu’il fait frais ce matin. Quand je lui dis que je ne le voyais pas avant dans le quartier, il me répond qu’il était à Saint Michel avant, mais qu’il s’est fait voler toutes ses affaires, pourtant cachées. « De quoi avez-vous besoin ? » Une maraude lui a donné un sac de couchage et un tapis de sol, mais il lui manque des vêtements chauds et surtout un sac à dos. Bien mieux que le sac de courses en plastique. «Je m’appelle Sullivan, Sully en fait » me dit-il. À demain, même heure, Sully. « Dans le coin, mais je bouge avec le soleil » D’ici là, j’aurais retrouvé le sac à dos de mes années scoutes et demandé à mon ami de dénicher dans son placard un ou de vêtements chauds.
Mardi 5 mai 2020 : 20h Promenade du soir. Nous recroisons Philippe, qui cherche, encore, des croquettes pour sa chienne Akira et de l’argent pour se loger et qui, encore, nous montre sa jambe blessée, pas belle à voir. L’Armée du Salut lui a refait son pansement, mais c’était il y a trois jours déjà. Il revoit l’infirmière demain. Vu l’état de son jogging et de son sweat, portés sans sous-vêtements (nous dit-il !), difficile de maintenir un niveau d’hygiène suffisant pour guérir ses blessures ulcérées. Je vais regarder du côté des bagages laissés dans mon appartement par mon fils s’il n’y a pas un ou deux t-shirts qui traînent. Je suis sûre qu’il sera d’accord.
Marie de Francqueville – www.miseenmots.com