5 avril 2024

Une maraude ordinaire

Il est 18h : c’est l’heure à laquelle la majorité des salariés finissent leur journée. Pour Djelloul et Kévin, travailleurs sociaux au sein de l’équipe mobile de l’abej SOLIDARITÉ, c’est le début de leur journée de travail, le départ pour une maraude ordinaire.

Il y a d’abord la préparation d’un thermos de café et d’un thermos d’eau chaude pour pouvoir proposer une une soupe. En route pour une soirée à la rencontre des personnes les plus en difficulté, celles qui vivent dehors, faute d’avoir accès à un hébergement ou un logement.

Avant de démarrer et de se rendre sur les différents lieux déjà repérés, Djelloul et Kévin prennent quelques instants pour consulter les messages et voir s’il y a eu des signalements. Ils regardent également si des personnes déjà rencontrées lors des précédentes maraudes ont franchi le pas et ont pu être accueillies à la Halte de Nuit .

C’est parti ! Premier arrêt, un petit espace sous un pont, derrière le Zénith de Lille. Oui, en 2024, il y a encore des gens qui vivent sous les ponts !

Lorsque nous nous approchons, des dizaines de rats s’éparpillent, à peine effrayés par notre présence. Des seringues et du matériel d’injection jonchent le sol, au milieu de détritus divers. 

Personne ne répond à nos interpellations et nous constatons que le lieu est vide même s’il est évident qu’il est habité. C’est aussi cela, le travail de maraude : passer et repasser à différents horaires pour espérer provoquer la rencontre et pouvoir débuter (peut-être) un travail d’accompagnement. Sur ce lieu, ce ne sera pas pour ce soir. 

L’arrêt suivant se fait près de deux tentes installées au pied du périphérique, à proximité d’une entrée d’autoroute. Des jonquilles parsèment l’espace qui mène à la tente mais le lieu est clairement inhospitalier. Pour se mettre à l’abri des violences et des prédations, certains sont prêts à s’éloigner de tout, quitte à vivre dans des conditions peu propices au maintien d’un bon état de santé. Entre le bruit et la pollution atmosphérique, nous sommes accueillis par les aboiements d’un chien qu’une femme d’une cinquantaine d’années essaie de calmer et un homme méfiant qui sourit lorsqu’il reconnaît Djelloul et Kévin.

Les échanges sont facilités par le don d’une cigarette. L’homme et la femme qui habitent ici évoquent leur souhait d’être tranquilles. Pendant que Djelloul s’adresse à l’homme, Kévin en profite pour s’approcher et échanger avec la femme qui cherche toujours à calmer le chien. C’est aussi un moyen de s’assurer qu’il n’y a pas de mise en danger, de rapport malveillant entre les deux. C’est toujours difficile de s’en assurer mais encore une fois, ce sont ces échanges qui sont à la base de la création d’une relation de confiance qui pourra amener sur le long terme à une évolution de leurs comportements. Le brasero qui a été allumé pour se tenir chaud nous inquiète et nous leur disons à plusieurs reprises de faire attention. Ces conseils semblent peu entendus et l’homme dont les mains sont noircies par le charbon utilisé remet quelques branches après nous avoir salués. Nous leur avons conseillé de venir dans les accueils de jour, sans certitude de les avoir convaincus. 

La suite est une série de visites dans différents lieux de squats qui sont tous déserts : une cabane aménagée près du lycée Faidherbe, des tentes dans des squares. Ce sont des endroits à chaque fois abrités, qui passent presque inaperçus mais qui témoignent de l’invisibilité de ces personnes qui mettent tout en œuvre pour rester le plus en sécurité possible malgré la précarité de leurs conditions. 

Nous nous rendons ensuite près de la mairie. L’attention des travailleurs sociaux est attirée par la présence de tentes sous le porche d’une église et nous nous arrêtons pour aller à la rencontre des occupants. Très méfiants au premier abord, la proposition de cafés chauds et de soupes aide à la prise de contact. 

Les personnes sont très critiques envers le 115 qui ne leur propose pas de solution, envers les travailleurs sociaux qu’ils ont rencontrés et qui ne les aident pas. Les échanges restent néanmoins courtois et nous conseillons aux personnes de se rendre dans les accueils de jour pour relancer leur dossier SIAO, pour prendre une douche et une collation. Ils sont d’accord mais nous expliquent qu’ils n’iront pas ensemble. Il faut que quelqu’un reste pour surveiller leurs affaires. Toujours cette question de l’insécurité et du risque de perdre le peu qu’ils ont. 

L’équipe se dirige ensuite vers un petit recoin près d’une école, au bas d’un escalier. La personne est bien connue et suivie depuis de nombreuses années. Il est en plein délire lorsqu’on le réveille et dit encore et encore qu’il doit rester à la rue pour prouver à son père décédé qu’il peut le faire, qu’il n’a pas peur de vivre là. Malgré notre proposition, il refuse de nous suivre à la Halte de Nuit où il a sa place. L’équipe note de faire un signalement aux services de psychiatrie avec qui nous travaillons en partenariat afin de travailler l’accès aux soins, seul moyen de trouver des solutions à ce refus de solliciter les services d’aide. 

Ensuite, retour à la Halte de Nuit pour une petite pause qui permet d’échanger avec les personnes présentes qu’ils ont orientées ici, pour beaucoup d’entre elles. Un lien est fait aussi avec les personnels présents pour coordonner certains accompagnements, voir qui n’est pas rentré au cas où il faut aller les chercher dans leur lieu de squat. 

La maraude se poursuit ensuite dans les alentours de la gare. Le public qui dort à même le sol, parfois sans couverture, est principalement étranger. Des couples qui ne parlent pas français à qui nous remettons des dépliants sur les accueils de jour de l’association, des personnes qui se retrouvent en difficulté suite au non-renouvellement de leur titre de séjour et aux délais anormalement longs de traitement de leurs dossiers par la Préfecture. C’est là qu’on se rend compte des effets réels de politiques qui peuvent paraître anodines pour les non-initiés. Quelques cigarettes données, des cafés ou des soupes, les travailleurs sociaux sont impuissants face à ces situations. Mais au moins, il y a du respect, des échanges, de la considération. Quand on ne peut pas aider sur le plan social, au moins, on peut rendre de la dignité et de la considération. Une impression difficile à supporter d’impuissance qui est à peine compensée par les sourires et mots échangés. 

Nous reprenons la voiture et reprenons le tour des endroits où des personnes s’installent habituellement. A nouveau, beaucoup d’endroits vides. Les personnes sont en train de faire la manche sûrement. 

Alors qu’on s’apprête à rebrousser chemin, Djelloul remarque une forme allongée à même le sol. Nous nous approchons et tombons sur un homme, recroquevillé près d’un mur. Nous essayons de le réveiller sans le brusquer mais, apeuré, il se met à faire de grands gestes. Il a dû penser que nous étions là pour l’attaquer. Lorsqu’il constate que nous n’avons pas de mauvaises intentions, il se calme et nous pouvons échanger. Il semble perdu, ses explications ne sont pas très convaincantes, mais personne ne le contredit. Au contraire, nous l’encourageons à se confier et cherchons à récupérer son nom pour voir ce qu’il en est de sa situation sociale sur le logiciel SI-SIAO qui est utilisé par tous les professionnels du secteur. Une nouvelle fois, nous lui conseillons de se rendre à l’accueil de jour et l’aidons à s’installer plus à l’abri, sous un porche. Ira-t-il ? Il faut l’espérer. 

Il est presque une heure du matin lorsque la tournée se termine. L’équipe inscrit les personnes rencontrées sur le logiciel interne. Ils consultent les dossiers des personnes et se font des notes sur celles à revoir le lendemain. C’est la fin d’une soirée ordinaire pour les équipes mobiles de l’association. Chaque jour, ils sont confrontés à cette misère humaine et essaient de garder le lien, de créer des relations de confiance permettant de faire un véritable travail social d’accompagnement au plus proche des personnes. C’est difficile mais chaque jour, ils y retournent avec le sentiment d’un devoir à accomplir. Et quand on les interroge sur la façon dont ils gardent la motivation, l’un d’entre eux sort son téléphone et montre une photo reçue d’une personne accueillie désormais en CHRS. Cette jeune femme y a désormais son appartement et sourit à la caméra. Elle a été accompagnée pendant des mois par l’équipe mobile avant de pouvoir intégrer cette place.

Y-a-t-il meilleure source de motivation que ce sourire ? 

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