« Merci aux cuisiniers ! » La voix forte de Karim survole les tables de la salle commune où sont rassemblés pour le repas d’Halloween un bon nombre des vingt-cinq locataires de la pension de famille Gabriel Lecorne de Tourcoing. Et re-belote deux heures plus tard, quand une des bénévoles de l’Abej Solidarité traverse la cour en trottinant, vaisselle faite, cuisine rangée, repos mérité : « Allez, merci Jocelyne, merci pour tout ! Et un bon weekend, après-midi, soirée !» Rudy, un autre locataire raconte, lui, comment Karim l’a accueilli à son arrivée il y a quelques années. « Allez, mon ami, bienvenue à l’abej SOLIDARITÉ Gabriel Lecorne, il y a du café, des gâteaux »
« J’ai assez pleuré. Pour pleurer, ça j’ai pleuré ! »
À 57 ans, Karim est un homme chaleureux et enthousiaste. Enfin, un homme qui ne veut plus pleurer. « J’ai assez pleuré. Pour pleurer, ça j’ai pleuré ! » Un homme qui dit sa chance d’être là. Avec Marc, Jean-Pierre ou Rachid, Karim fait partie des anciens du lieu. Il est arrivé il y a dix ans et des poussières, guidé vers l’abej Solidarité par une assistante sociale qui le connaissait bien : Trop de hauts et de bas, liés à la maladie, à la séparation d’avec la mère de ses enfants, aux excès, à la perte d’un travail…
Soigné depuis sa jeunesse pour un désordre psychiatrique qui le fait sombrer dans la détresse ou foncer dans la colère, il a parfois avalé les médicaments « comme des bonbons », mais aujourd’hui, il préfère parler : il aime se confier aux éducateurs de l’abej Solidarité, mais passe aussi des heures à discuter avec d’autres locataires, insomniaques chroniques ou passagers, dans l’un des studios du site, autour de biscuits, d’un café ou de limonade. Plus d’alcool pour lui : il a définitivement arrêté de boire, il y a quinze ans, quand son fils de 6 ans « lui a remis les idées en place » (« Papa, t’es pas heureux ! » a crié le gamin)
On apprend à vivre ensemble à l’abej SOLIDARITÉ !
La vie en communauté, il connait : issu d’une famille de quatorze enfants et élevé dans un quartier de Roubaix où tous se connaissaient, il en apprécie la chaleur, mais il sait qu’il doit se préserver parfois des gens un peu trop envahissants, sinon « ça parle tout haut dans sa tête ». On apprend à vivre ensemble à l’abej SOLIDARITÉ ! Chacun prend des responsabilités, les clés de la salle commune le weekend ou l’entretien de la buanderie… Chaussé de ses baskets favorites, col du blouson fièrement remonté, – et s’il le pouvait, il porterait le béret rouge datant du temps de son service militaire chez les parachutistes ! –
Karim aime marcher. « Mes deux jambes, c’est ce que j’ai de plus précieux ! ». Il « randonne » deux heures par jour, pour des courses et pour le plaisir. Vers les débits de tabac de Belgique, l’hôpital Dron où il va de temps en temps rééquilibrer ses médicaments, et surtout dans les parcs de la Métropole, les bords du canal de Roubaix… Il aime la nature et regrette que la vaste cour de la pension Gabriel Lecorne soit bétonnée : pas moyen de faire pousser fleurs ou légumes ailleurs que dans des bacs ! Pas plus de chance d’y mettre un terrain de boules, d’ailleurs. Et puis il y a le chien d’un autre locataire…
Karim évoque avec beaucoup de tendresse sa famille : son père, qui « ne parlait jamais », sa mère qu’il craint un peu d’aller voir aujourd’hui, car elle ne le reconnait plus (« Maman, c’est moi ton fils Karim – Karim, il n’est pas là, Monsieur »), son ex-compagne qui l’a quitté (« Quand même, une cousine éloignée d’Anquetil, le champion cycliste ! » ) et surtout ses quatre enfants et ses dix petits-enfants, la prunelle de ses yeux. Ce qui le rendra heureux « pour la suite », c’est les voir le plus souvent possible.
Marie de Francqueville (Mise en Mots)