À la Halte de nuit de l’abej SOLIDARITÉ, parvis Saint Michel à Lille. Un soir de janvier 2021.
Les lunettes qu’Aldo chausse pour lire ses notes trahissent ses 54 ans bien davantage que ne le font sa silhouette et son allure, il se tient droit physiquement et « moralement » aussi. Mais mon interlocuteur semble stressé : la peur de mal dire, ou de trop dire, sur lui et sur les autres. J’ai d’ailleurs cru qu’au dernier moment, à cette heure déjà tardive de la soirée, Aldo renoncerait. Mais non. Il est là. Le petit mot d’encouragement de Zoubida (l’éducatrice qui est sa référente) n’y est pas pour rien.
Aldo est arrivé à la Halte de nuit, le 23 novembre 2020.
La peur de sombrer comme certaines personnes présentes ce soir-là et les suivants lui fait stopper net l’alcool et, au moment où je discute avec lui, il n’a pas bu une goutte depuis 42 jours : « Je veux garder le contact avec mes enfants que j’adore et pouvoir me tenir droit devant eux ». En quelques minutes, il m’a déjà dit l’essentiel : l’envie de retravailler, la peur de la dépendance à l’alcool, et l’amour de ses enfants. On pourrait s’arrêter là, mais j’ai envie d’en savoir plus…
« J’ai eu une enfance très heureuse, mes parents m’ont appris le respect. Comme je n’étais pas bon à l’école, mon père m’a dit un jour : Le boucher cherche un apprenti, ça ne te dirait pas ? Je suis allé me présenter et il m’a dit : À lundi ». Arrivé bien à l’avance, le jeune garçon de 13 ans et demi a enfilé une blouse beaucoup trop grande, remonté ses manches et fait deux tours de ceinture. Arno se souvient de sa première tâche : plonger les bras dans le bouillon brûlant pour en sortir la tête de cochon, casser celle-ci en deux, la désosser rapidement pour que la viande ne colle pas à l’os. L’apprentissage a été très dur, mais l’ambiance était bonne. « Un jour, je faisais le con devant l’entreprise en marchant comme Aldo Maccione, l’idole de nos années 80, mon patron m’a vu, il s’est marré et m’a donné ce surnom qui m’est toujours resté. Partout où je vais, c’est Aldo.
Plus tard, la jeune fille qu’il fréquentait depuis l’âge de 16 ans l’a poussé à se marier. Pas tout à fait le projet d’Aldo qui aurait aimé garder encore un temps sa liberté, mais il s’est glissé, bon gré mal gré, dans le costume de mari et, avec bonheur ensuite, dans celui de père. (3 enfants en 4 ans).
« Bon, je pensais avoir réussi ma vie et être tranquille, mais l’avenir réserve toujours des surprises ». Au bout de 35 ans, il est licencié pour raison économique par les repreneurs de la boucherie. C’était il y a 5 ans. Écœuré, il s’est alors laissé vivre deux ans. Sa femme, atteinte d’un cancer aujourd’hui guéri, a demandé le divorce. C’est le temps des orages et de la chute. Aldo, d’abord hébergé par son fils aîné, s’est retrouvé à la rue et, même dans un gros village, la rue, c’est la solitude, surtout quand on cherche à être le moins visible possible et qu’on refuse de demander de l’aide ou de faire la manche.
Jusqu’à ce soir de novembre où…
« Je suis sur un parking, seul. Deux personnes arrivent, une belle jeune femme et un grand costaud :
– C’est toi Aldo ? me demandent-ils
– Oui, vous êtes qui ?
– Allez, viens avec nous ».
Et il est arrivé à la Halte de nuit. Étonné par ce tour du destin – en fait, deux éducateurs appelés, croit-il, par un de ses anciens voisins.
« À mon tour, un mois et demi plus tard, je me suis battu pour que D., un gars rencontré dans la rue, un mec bien, je l’ai vu tout de suite, soit accueilli à la Halte. J’ai tellement emmerdé les éducateurs qu’ils ont été obligés de dire oui ». La main du « destin » de D., là, c’est celle d’Aldo.
Aldo remercie l’équipe de la Halte et surtout Zoubida : « Quand j’ai besoin de quelque chose, elle est là pour moi. Zoubida m’aide à faire les papiers pour trouver un logement, mais moi, ma vision, c’est qu’il faut d’abord trouver un boulot ». Aldo s’explique : « Beaucoup ici ne rêvent que de se barrer, mais que feront-ils de mieux dans leur appartement, s’ils continuent à boire ou à se droguer. Le RSA et l’aide de l’état, ça dure combien de temps ? Ce n’est pas une vie. Moi, je voudrais d’abord trouver un boulot et un salaire qui tombe tous les mois ». «Tu as peut -être raison », lui a dit Zoubida, soucieuse comme les autres éducateurs de ne rien imposer et de laisser chacun libre de ses choix. « J’aimerais travailler dans la bouffe si possible. Mais pourquoi pas, la sécurité ou le nettoyage des gares, du métro. Je peux tout faire, tu sais, dans mon boulot, j’ai fait jusqu’à des 13 ou 14 heures par jour ! »
« Ma journée, c’est très simple. Depuis deux mois, j’ai pris des habitudes. Avec D., devenu mon ami, je pars de la halte à 8 heures et je marche 4 heures, puis, après une pause sandwiches, encore 4 ou 5 heures avant une autre pause. C’est épuisant. Je vais partout dans la ville, de la citadelle à Wazemmes, je découvre le Vieux-Lille, me réchauffe à Euralille. J’évite de boire trop de café car je ne veux pas devoir pisser tout le temps, j’essaie de garder mon argent et de ne pas dépasser un paquet de cigarettes par jour. Le soir, à la Halte, je prends une soupe pour changer des sandwiches, j’apprends les combines pour ne pas me faire voler dans le dortoir… J’essaie de rester propre malgré tout, et, comme je ne fais jamais la manche, certains me repèrent comme sdf, d’autres pas : ce soir, un homme m’a même demandé de l’argent ! »
Aldo accepte sa solitude provisoire. Il voit très peu ses enfants qui savent qu’il vit dans la rue, même s’il ne leur a jamais rien dit. Au téléphone, ils lui posent des questions sans insister et il leur répond de ne pas s’inquiéter pour lui, qu’il s’en sortira toujours. Quant à ses parents, son père, maçon, est décédé il y a 24 ans et sa mère, 81 ans, souffre de la malade Alzheimer et ne le reconnait plus. « Je n’y vais plus depuis 2 ans, car je me cognais à un mur. »
« Ça me fait du bien de raconter ma vie. Ok, aujourd’hui, je suis un clochard, un SDF, mais je m’en fous, je n’y resterai pas. Dans ma tête, je suis heureux, j’ai des projets et je vois des gens bien plus malheureux que moi. J’aimerais les aider, mais c’est difficile, je voudrais croire à un avenir pour eux aussi ».
Marie de Francqueville – Écrivain biographe
miseenmots.com