25 septembre 2024
Le parcours d’une famille migrante face aux défaillances du système d’accueil en France
Marwa, petite fille afghane de 4 ans, arbore un sourire espiègle, ses yeux pétillent de malice. Malgré son jeune âge, elle s’amuse à taquiner son frère aîné âgé de seulement un an de plus, comme le font souvent les plus petits, dans l’insouciance propre à l’enfance. Ils jouent ensemble sur le trottoir, sous le regard attentif de leur mère, devant l’accueil de jour de l’abej SOLIDARITÉ. À quelques pas de là, leur père, Ehsan, tente de s’exprimer, sa voix lourde de fatigue et d’incompréhension. L’éducatrice à qui il s’adresse lui explique doucement que l’accueil de jour ne propose pas d’hébergement, seulement une aide pour les démarches administratives, mais ses mots semblent impuissants face à la détresse qui se lit sur le visage d’Ehsan. Ses épaules s’affaissent. Il se retourne alors vers ses enfants, et dans son regard se mêlent tristesse et impuissance. L’éclat joyeux des rires de Marwa contraste cruellement avec le poids qui pèse sur son cœur de père, incapable de leur offrir un abri en cette nuit incertaine.
Cela fait à peine quelques jours qu’ils ont posé le pied en France, après un périple interminable qui les a menés à traverser la Turquie, la Roumanie et tant d’autres frontières, dicté par les caprices des passeurs et les contrôles oppressants de forces de l’ordre pas toujours très accueillantes. Ils ont atterri à Lille, presque par hasard, débarqués dans une grande ville dont ils ignorent tout – la langue, les coutumes, le rythme frénétique. Mais avaient-ils vraiment un autre choix ? Dans leur pays, les femmes sont réduites au silence, privées de leurs droits les plus fondamentaux. Les hommes qui osent défier l’ordre sont soit emprisonnés, soit exécutés, parfois sans même un procès. Alors fuir la tyrannie des Talibans était leur seule issue. Ils ont pris la route, avec l’espoir de trouver refuge en France, ce pays auréolé de la réputation, si souvent érodée, d’être le berceau des Droits de l’Homme. Mais face à la dure réalité, cette promesse résonne comme une lointaine illusion, l’écho fragile d’un idéal qu’ils ne parviennent pas encore à toucher du bout des doigts.
Après un passage à la Préfecture, ils réussissent à déposer leur demande d’asile. Mais on leur explique rapidement que la procédure sera longue, compliquée, presque labyrinthique. En raison du règlement de Dublin, puisqu’ils sont entrés en Europe par la Roumanie, c’est à ce pays de statuer sur leur avenir, pas la France. C’est la première violence institutionnelle qu’ils subissent : une bureaucratie aveugle qui ignore la complexité des migrations, et piétine le droit des individus de choisir leur destin. On les renvoie vers la Roumanie, un pays qui n’a ni les ressources, ni la volonté d’accueillir dignement ces familles déracinées. Une hypocrisie manifeste : tout le monde sait que ce pays ne fait que pousser les migrants à poursuivre leur route vers des destinations jugées plus « capables », des pays qui, en réalité, ne veulent pas plus de ces âmes en quête d’un refuge. Pourtant, dans cette mécanique implacable, une petite lueur d’espoir : l’agent de la Préfecture tend à Ehsan un papier avec les adresses et horaires des associations lilloises qui viennent en aide aux sans-abri. Un mince fil d’espoir, fragile, mais précieux, dans un océan d’incertitudes.
Ehsan ne sait toujours pas où il emmènera sa famille ce soir. Les minutes s’étirent alors qu’il attend, impuissant, que l’équipe de l’abej SOLIDARITÉ reçoive enfin un retour du 115, en contact avec la cellule d’urgence de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration. La France, pourtant condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme le 2 juillet 2020 pour manquement à ses obligations envers les demandeurs d’asile, a mis en place des procédures censées garantir un hébergement rapide. Mais la réalité est bien différente. La réponse du 115 tombe, et elle est accablante : le numéro d’urgence interne ne répond pas. L’OFII est aux abonnés absents. C’est la deuxième violence institutionnelle à laquelle Ehsan fait face, celle qui condamne sa famille, y compris ses deux jeunes enfants, à dormir dehors encore une fois.
Marwa, du haut de ses quatre ans, va devoir, une nuit de plus, chercher le sommeil dans un abri de fortune. Ehsan, désemparé, se demande où aller. Retourner au parc, sous les jeux d’enfants, où un sans-abri leur a cédé son petit espace pendant deux nuits ? Ou bien revenir aux urgences de l’hôpital, là où ils ont passé la nuit précédente ? Chaque option semble plus inhumaine que la précédente. Un choix impossible.
Heureusement, l’équipe de l’abej SOLIDARITÉ décide de leur offrir une nuit à l’auberge de jeunesse, grâce aux dons reçus par l’Association qui permettent ces interventions d’urgence. Un court répit, un moment de soulagement fragile. Cela leur donnera au moins une nuit de repos, un espoir ténu en attendant la réponse, qui, espèrent-ils, viendra enfin de l’OFII. Mais pour Ehsan, cette nuit ne sera qu’une pause dans une lutte acharnée pour offrir à sa famille ce qu’il y a de plus simple : un toit et un semblant de dignité.
Le lendemain, le constat est tout aussi accablant : toujours aucune réponse de l’OFII. Comment est-il possible que les appels des travailleurs sociaux restent sans réponse ? En attendant, la famille n’a aucune solution. Désespérés mais résolus à avancer, ils se rendent à Coallia pour se domicilier et renouveler leur demande d’hébergement. On leur remet une carte bleue, censée leur permettre d’accéder aux ressources auxquelles ils ont droit. Mais cette carte n’est qu’un bout de plastique inutile : elle n’est pas activée. Quand l’OFII est contacté pour des explications, la réponse tombe, implacable : « La carte ne sera active que dans 30 à 45 jours. » La travailleuse sociale demande, incrédule : « Et en attendant, comment fait la famille pour manger, se loger ? » La réponse, froide et dénuée d’empathie : « Il faut faire appel à d’autres solidarités. » Une réponse qui, en un instant, condamne ces familles exilées, ayant échappé à la violence de leur pays, à survivre dans la pauvreté, la faim, et l’incapacité de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires.
C’est la troisième violence institutionnelle qui s’abat sur Ehsan, Marwa et leur famille. En France, en 2024, on laisse des enfants affamés et sans toit. Des enfants que le système, dans toute son indifférence bureaucratique, abandonne à leur sort, les condamnant à vivre dans une précarité insoutenable.
Encore une fois, l’abej SOLIDARITE intervient et dépanne la famille avec un colis alimentaire. Les nuits à l’auberge de jeunesse sont prolongées quelques jours mais face à l’absence de réponse de l’OFII, il n’est plus possible de continuer à les héberger, c’est trop coûteux. La famille est donc renvoyée vers ces autres solidarités que l’association active. Une solution précaire est trouvée, permettant une mise à l’abri qui ne pourra durer dans le temps.
L’équipe essaie de contacter les services de l’Etat, le 115 mais rien n’avance. En attendant, Ehsan se rend dans les associations venant en aide aux familles démunies. A la première, on lui dit qu’il n’y a pas de possibilité d’accueil, l’association étant débordée de demandes. Ils font néanmoins un signalement aux autorités. Dans une autre association, il va pouvoir bénéficier de vêtements… mais il faut revenir le lendemain, le vestiaire n’étant accessible que lors de la présence de bénévoles. Pendant ce temps, Marwa marche, encore et encore, d’un endroit à un autre, ses petites jambes fatiguées de suivre ce parcours absurde. Ehsan, lui, ne comprend pas pourquoi tout le monde les renvoie ailleurs, sans jamais vraiment les aider. Cette incapacité systémique à offrir une aide humaine et efficace constitue la quatrième violence institutionnelle. Ils sont épuisés, ne mangent pas à leur faim et dorment dans des conditions précaires. Et toujours pas de retour de l’OFII…
Ehsan fait tout ce qu’il peut pour assurer la survie de Marwa et de sa famille, mais il est complètement noyé dans un océan de papiers, d’interlocuteurs et de procédures incompréhensibles. Lors d’un entretien, il sort tous ses documents. Il faut trier, parmi eux, un certificat de l’hôpital révèle que sa femme est enceinte. Mais ils n’ont pas entamé d’autres démarches, faute d’accès simple et gratuit aux soins. Car non, contrairement aux idées reçues, l’Aide Médicale d’État (AME) n’est pas un droit automatique. Pour acheter des médicaments ou effectuer des examens supplémentaires, il leur faudrait être pris en charge par la Sécurité Sociale, ce qui n’est pas le cas.
Heureusement, l’hôpital a rempli sa mission en garantissant l’accès aux soins pour les plus précaires. Mais la réalité reste dure. Ehsan est démuni face à ce système labyrinthique, où chaque démarche est une montagne à gravir. En raison des difficultés de Madame, elle est orientée vers le centre de santé de l’abej SOLIDARITE, où elle est enfin reçue et se voit prescrire le traitement nécessaire pour sa grossesse. Un souffle de soulagement temporaire, dans une situation qui reste extrêmement précaire.
Parmi la pile de papiers qu’il tente tant bien que mal de gérer, Ehsan possède aussi une convocation à la Préfecture pour renouveler son autorisation de séjour. On lui rappelle l’importance cruciale de ce rendez-vous, et il s’y rend le jour venu. Mais en arrivant, à l’entrée, il oublie de sortir le précieux sésame indiquant la date et l’heure du rendez-vous. L’agent à l’accueil, inflexible, le renvoie immédiatement à Coallia, lui assurant qu’il n’a rien à faire là sans ce document en main. Résigné, Ehsan prend sa famille avec lui et reprend le bus.
Sur le chemin, il pense au travailleur social qui lui avait recommandé de se rendre à la Préfecture. Il le contacte, un peu découragé, pour lui expliquer la situation. Celui-ci, alarmé, insiste fermement : il doit retourner à la Préfecture avec la convocation et insister pour entrer. Ehsan, comprenant l’urgence, fait demi-tour. De retour à la Préfecture, avec le document en main cette fois, il est enfin autorisé à entrer et peut renouveler son titre de séjour. Quel soulagement ! Mais combien de temps aurait-il perdu, combien d’obstacles supplémentaires aurait-il dû surmonter s’il n’avait pas eu la présence d’esprit d’appeler ce travailleur social et d’écouter son conseil ?
Tout ça pour un simple papier non présenté. Ce détail administratif, si anodin aux yeux de certains, constitue pourtant une cinquième forme de violence institutionnelle. Comment peut-on demander à des gens qui ne maîtrisent pas la langue de comprendre l’importance de chaque document ? Comment peut-on s’attendre à ce que, dans leur précarité quotidienne, ils parviennent à conserver et présenter chaque papier nécessaire, sans en perdre un seul ? Dans un système où la bureaucratie règne en maître, chaque document devient une clé, et pour ceux comme Ehsan, chaque oubli peut les maintenir enfermés dans un cycle de désespoir.
Lors de son rendez-vous à la Préfecture, Ehsan réexplique une nouvelle fois la précarité extrême dans laquelle sa famille se trouve, sans solution d’hébergement durable. La Préfecture lui remet l’adresse mail de l’OFII afin de les contacter directement. Cette simple adresse devient alors, pour lui, une lueur d’espoir, une possibilité de sortir enfin de cette impasse. Plein de confiance, il sollicite l’aide de l’abej SOLIDARITÉ qui s’empresse d’envoyer un mail, espérant une réponse rapide et positive qui pourrait enfin débloquer la situation.
Mais l’illusion ne dure que quelques secondes. À peine le message envoyé, un mail de retour s’affiche sur l’écran : « La boîte de votre interlocuteur est pleine et ne peut recevoir de message. » Le choc est immédiat. Si la situation n’était pas si tragique, cela pourrait ressembler à une mauvaise plaisanterie. Mais c’est bien réel. Encore une fois, le système les trahit. Cette boîte mail pleine devient le symbole d’une violence institutionnelle supplémentaire, celle de l’espoir brisé.
On offre des solutions en apparence, des réponses qui semblent ouvrir une voie, mais en réalité, ces voies sont bouchées, sans issue. L’administration, déjà défaillante, est débordée, incapable de gérer les besoins criants des personnes qu’elle est censée protéger. Ehsan et sa famille ne sont que les victimes d’un système qui leur promet de l’aide mais ne met pas suffisamment de moyens humains en place pour honorer cette promesse. Ce sentiment d’abandon, face à une machine administrative insensible et inefficace, ajoute une couche de désespoir à une situation déjà insupportable.
Heureusement, l’histoire de Marwa, de son père Ehsan, et de leur famille trouve une fin heureuse. Après de multiples interventions, signalements, et des semaines d’incertitude, leur demande aboutit enfin. Un hébergement leur est proposé dans un centre d’accueil d’urgence pour demandeurs d’asile, situé dans l’Avesnois. À l’annonce de cette nouvelle, la famille éclate en sanglots, soulagée de savoir qu’ils vont enfin être accueillis, qu’ils ne dormiront plus dehors. L’Entraide Protestante de Lille, de son côté, débloque une aide d’urgence pour leur permettre de subvenir à leurs besoins immédiats. Tout arrive en même temps, et pour la première fois depuis longtemps, l’avenir semble un peu plus lumineux pour cette famille.
Mais ce dénouement heureux laisse un goût amer. Combien d’autres familles, combien de femmes et d’enfants n’ont pas eu la même chance d’être accompagnés par des personnes engagées et déterminées ? Combien se retrouvent encore à la rue, brisés par l’indifférence et l’inertie d’un système qui les abandonne dans une violence institutionnelle inouïe ? Le contexte politique actuel n’invite d’ailleurs guère à l’optimisme quant à une amélioration de cette situation dans les années à venir.
En attendant, Marwa et son frère jouent sur le quai de la gare, insouciants pour un instant, alors qu’ils attendent le train qui les mènera à leur prochaine destination. Ehsan les observe en silence, un bras protecteur posé sur l’épaule de sa femme. Son visage est marqué par la fatigue, mais dans ses yeux brille une étincelle d’espoir, une lueur de renouveau. Pour cette famille, c’est une nouvelle chance, une nouvelle étape dans leur périple.