Lille, mardi 9 mars 2021, Bertrand arrive très ému à la halte de nuit de l’abej SOLIDARITÉ : il a appris dimanche la mort de son père alors en soins palliatifs. Nous nous isolons dans le petit bureau adjacent à la salle d’accueil.
Le brouhaha s’atténue. Bertrand peut continuer son récit : il se reposait sur un banc avec deux copains de la halte quand son téléphone a sonné : « J’ai fondu en larmes. Ils m’ont soulagé, David a mis une main sur mon épaule. » Après la crémation, il est resté quelques jours avec sa mère, malade elle aussi, pour ranger la maison et s’y reposer quelques jours. Pas plus : « Ma mère sait maintenant que je passe mes journées dans la rue, mais je nesupporterais pas d’être un poids pour elle ; c’est à moi de me débrouiller et je vais m’en sortir ».

Bertrand a envie de parler davantage : « Mon enfance a été tout à fait normale jusqu’à ce que mes parents reprennent un café à Seclin quand j’avais 7 ou 8 ans. Je l’ai très mal encaissé. Du jour au lendemain, je n’ai plus rien fait à l’école. » Son premier contact avec le café lui a, en effet, laissé un souvenir amer : quand un client l’a chassé du flipper où il commençait une partie, son père a dit : « Le client a toujours raison». Le jeune garçon est alors parti vivre pas très loin, chez son grand père, qui lui a donné la passion de la cuisine : « On cuisait des patates dans le vieux poêle, on y faisait mijoter des plats, c’était magnifique… ». Bertrand a alors entrepris une formation par apprentissage chez un restaurateur et obtenu son CAP.

Après une année d’armée, il a choisi de prolonger son service d’un an. C’était, hélas, en 1990, année de la guerre du Golfe. La France a lancé l’opération Daguet et envoyé des forces sur le terrain. Bertrand en était. « J’ai vu des choses que je n’aurais jamais dû voir, que personne ne devrait voir, ça m’a marqué. Parfois, la nuit ou dans les moments de fatigue ou de déprime, ça revient au galop… »

 À son retour, Bertrand a transformé le café de ses parents en brasserie, mais l’arrivée de restaurants plus modernes dans la zone industrielle voisine a mis l’établissement en péril, et, quand ses parents ont pris leur retraite, il a préféré vendre. D’autant qu’il ne souhaitait pas être le patron : rester derrière le comptoir dans les vapeurs d’alcool à écouter sans écouter, à acquiescer sans répondre franchement ne lui allait pas du tout.

Entre temps, Bertrand a épousé Christelle, rencontrée grâce à une petite annonce postée dans Le Galibot, l’ancêtre-papier de Meetic ; ils ont eu 4 enfants.

Après avoir occupé différents postes et même emmené sa famille en Ardèche, il a quitté la restauration pour voir grandir ses enfants. Détenteur d’un permis cariste, il a travaillé au MIN de Lomme – le temps de se « ruiner » le dos –, puis après une nouvelle formation, a été embauché dans une société de sécurité. Quand sa femme est partie travailler à Roissy CDG, il est resté pendant deux ans dans le Nord, avec leurs 4 enfants.

Sa demande de rapprochement familial ayant été refusée, il a démissionné, rejoint sa femme dans l’Oise et retrouvé du travail. La famille s’est installée dans un bel appartement de trois chambres, mais quelque chose clochait. « J’ai compris que ma femme me trompait depuis deux ans… » Divorce, disputes pour la garde des enfants. C’était il y a 15 ans, tout cela est derrière lui et Bertrand est toujours en relation étroite avec sa fille aînée, déjà maman, et ses trois autres enfants.

Il y a deux ans, il a emménagé à Tourcoing chez une ancienne amie de l’école hôtelière dont il est tombé amoureux, avant que tous deux se rendent compte qu’ils n’étaient pas vraiment « compatibles ». Sans domicile et sans travail, il est retourné dans son Seclin natal, mais pas chez ses parents à qui il craignait de transmette le Covid ; courageusement, il a acheté du matériel de camping et s’est installé sur un terrain de la SNCF à 300 mètres de chez eux, sans leur dire où et comment il vivait. « J’allais les voir, je restais à la porte et on discutait. Je les respectais trop. »

Un beau jour, le 23 juin 2020, quelqu’un a mis le feu à sa tente. Tous ses biens, papiers et vêtements sont partis en fumée. « C’est comme ça que je me suis retrouvé ici. J’ai déposé une plainte au commissariat, qui m’a dit d’appeler le Samu Social où on m’a dirigé vers l’abej SOLIDARITÉ». Il poursuit après un silence : « Mes amis ? Je ne veux pas les emmerder, j’ai ma fierté. Les plus proches savent que je suis ici ; certains ne comprennent pas, d’autres me disent que j’ai un sacré courage. Je leur réponds que je suis en train de me battre. La journée, je pars très tôt de la halte avant que tous se lèvent. Je me repose le matin dans les locaux d’une association porte d’Arras, puis je marche des heures et je retrouve Aldo et David à la gare Lille Europe.

Il y a une belle solidarité entre ces trois-là, ils prennent soin les uns des autres, échangent des nouvelles sans chercher à tout savoir. Et ils protègent Christian qui n’ose rien dire et se laisserait faire… Tous trois travaillent quelques heures par semaine à la Ressourcerie de l’abej SOLIDARITE grâce au dispositif Premières heures (https://abej-solidarite.fr/2021/04/02/labej-solidarite-participe-au-dispositif-premieres-heures-et-permet-aux-plus-demunis-de-se-reinserer-progressivement/). D’abord 6, puis 9 et bientôt 20 heures. Un petit salaire qui vient compléter le RSA avant qu’il puisse revalider son permis cariste.

« J’ai 50 ans, c’est la première fois que je suis sans travail. Oulé, Julien, Carole et les autres éducateurs me conseillent et me soutiennent moralement, mais je suis autonome.

Il ne faut pas regarder derrière soi, mais devant ; chaque jour est une étape : je me lève et me dis : je vais faire ça aujourd’hui, et ça encore. Je ne demande pas la lune ». Clin d’œil à la chanson du groupe Indochine qui lui « parle fort ».

Marie de Francqueville / Mise en Mots

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