Jean-Louis m’accueille en souriant dans une salle de la pension, rue Pline. Je l’y sens à l’aise. Il faut dire que cela fait 18 ans qu’il vit là. Sans se faire de bile : il est en règle, il est en sécurité et l’ambiance est bonne. Surtout avec les amis de la belote, « Cri-Cri » (Patrick) et les autres. Passage de l’un deux, justement : « Eh, Jean-Louis, t’oublie pas la partie, tout à l’heure ! ».
Aujourd’hui, à 67 ans et à la retraite, il a gardé la main sur ses comptes – il serait parti si on lui avait imposé une mise sous tutelle – mais accepte de se faire aider de temps en temps « pour les papiers » par un éducateur ou une éducatrice de la maison. Il réussit à mettre de l’argent de côté pour partir en vacances avec l’abej SOLIDARITÉ à la mer, à Lourdes ou dans les Vosges par exemple. Il mène son petit « crin-crin » (son « train-train » à lui).
Et pourtant la vie n’a pas toujours été douce avec lui. Son père travaillait comme conducteur de chaudière dans une tannerie d’Annœullin ; sa mère était dans les champs selon la saison, mais s’occupait surtout de leurs enfants : six garçons et six filles, (« deux carnets de famille ! » remarque Jean-Louis, encore surpris). Lui, le 4ème, était le plus costaud, il travaillerait donc pour les autres, et, de 10 à 14 ans, il a ramassé des patates avec sa mère, qui le renvoyait – en vain – à l’école, l’hiver : Jean-Louis n’y était pas bien. « Le maitre d’école était toujours après moi avec sa règle ; une fois, en colère, je lui ai envoyé une éponge et j’ai été viré. De toute façon, il y avait les riches et les pauvres, ceux qui étaient bien habillés et nous que le maître mettait au fond de la classe ; à la récréation, on louchait sur leurs tartines à la confiture ». Il est sorti de l’école sans savoir écrire ni très bien lire.
« On était pauvres, mais on n’a pas eu faim, on glanait, c’était la débrouille. On volait du charbon pour le poêle, le soir, au dépôt des trains, en surveillant le garde champêtre ( !) ; la paye arrivait le samedi, mon père payait ses crédits au bistrot et ma mère à l’épicerie. C’était comme ça la vie, ça m’allait… Toi tu ne te fais jamais de bile, disaient mes parents ».
D’abord, garçon de ferme, Jean-Louis a ensuite fabriqué des cagettes pour les choux-fleurs. Puis, à 15 ans, dans l’usine de grains pour animaux où il travaillait, il a eu besoin d’aide parce qu’il ne savait pas lire les étiquettes pour faire les mélanges : il a, alors, appris à lire petit à petit.
Puis c’est le drame : leur maison, un bâtiment tout en bois construit par son père et son oncle, a pris feu en pleine nuit. Des circuits électriques mal isolés. Sa grand-mère prend les enfants chez elle avant que l’aide sociale ne prenne le relais et les place dans des foyers. Lui, un fermier l’a embauché, le laissant dormir dans l’étable au-dessus des vaches.
Apres avoir rejoint la tannerie où travaillait son père, il s’est retrouvé, à 22 ans, dans le bâtiment. Une drôle de vie. Beaucoup de risques d’accident, beaucoup de bagarres dues à l’alcool et toute la semaine loin de chez lui, de Danièle qu’il a épousée entre-temps, et de leurs six enfants. Quand leur dernière fille avait 12 ans, sa femme a voulu divorcer car il n’était jamais à la maison. « Alors, on est parti chacun de notre côté ». Le « côté » de Jean-Louis, ça a très vite été la rue : plus de travail, impossible de payer un loyer, la descente… Il s’est retrouvé dehors, trop fier pour l’avouer à ses enfants.
Il a vécu dix ans dans la rue, dix ans pendant lesquels il « buvait tout plein ». Les six copains de sa bande remplissaient un caddy de bouteilles dès qu’ils touchaient leur chômage et ils n’avaient plus rien ensuite… Ils étaient d’ailleurs la plupart du temps « pompettes » (un mot doux, un mot d’enfant qui pourtant ne cache rien de la réalité).
Ce fut la pire période de sa vie, mais certains souvenirs lui sont chers : le « petit vieux » qui, le premier jour, lui a expliqué comment vivre dehors ; ce chien, venu se coucher auprès de lui, un soir d’hiver, puis qui est reparti après lui avoir donné sa chaleur. Un berger allemand, croit-il, mais il était trop assommé pour en être bien sûr ; une grand-mère qui, un soir de Noël, lui a offert une bougie et une boite de sardines ; l’aide de l’Armée du Salut, des Restos du cœur, d’Emmaüs ; le Lavomatic qui ouvrait à 7 h, puis à 8 h, l’accueil de l’abej SOLIDARITÉ à Saint-Maurice. Un sandwich par ci, une douche par-là. Un jour, alors qu’il était couché sous une bâche, un prêtre lui a donné un bol de soupe et l’a invité à venir chez lui. Alors, tous les soirs, il est allé retrouver cet homme qui croyait en lui : «Vas-y, monte ! Ne descends pas ! ». Remonter la pente, oui, mais pas tout seul. À l’Armée du Salut, le médecin lui a dit : « Tu as une jaunisse, c’est ton foie. Si tu n’arrêtes pas de boire, tu meurs, si tu arrêtes, ton foie se reformera ». Et Jean-Louis qui, d’habitude, ne supportait pas qu’on lui fasse la morale, s’est décidé. Ça a été dur – « Malgré les cachets, j’ai été fou-fou pendant huit jours » – mais il a tenu bon. Costaud, le gars, je vous le disais. Il s’est aussi inscrit à l’abej SOLIDARITÉ pour avoir une adresse postale. Là, un éducateur l’a aidé à refaire un dossier d’hébergement et l’a poussé à suivre une formation pour retravailler. Ce qu’il a fait.
Son « crin-crin » aujourd’hui ? : « Je fais mes courses, je vais voir ma sœur à Lille, mes enfants à Lomme et Annœullin, mais ils ont des caractères forts comme moi, alors c’est « Bonjour » et « Allez, au revoir ! » quand ça chauffe. Et il repart, sans se faire de bile.
Marie de Francqueville, Mise en mots