Pas simple pour Agnès de me parler, je la sens tout de suite à son souffle, à sa voix, tour à tour enfantine et froide, presque clinique et à ses longs silences. Pourtant, avec quelle spontanéité elle a répondu à la proposition faite aux pensionnaires de Capinghem  d’écouter et d’écrire leur histoire !

« J’ai dit oui tout de suite parce que j’ai plein de choses à dire ! »

Mais la raison véritable vient plus tard. À un moment de la rencontre, des mots jaillissent, poussés par la gratitude :

« Surtout dites-le  : Je suis très bien dans ma peau ici, pour la première fois de ma vie, et je remercie l’abej Solidarité de faire en sorte que je me sente aussi bien ! »

Quant à moi, je vois bien que je ne réussirai pas à vous parler d’Agnès sans laisser paraître mon émotion.  J’ai ressenti tant de tendresse pour elle, peut-être parce que nous avons presque le même âge, mais surtout parce que ses yeux disent vrai et me donnent envie d’aller vers elle. Elle a d’ailleurs cette phrase qui dit beaucoup d’elle.  « Quand je peins, je commence toujours par les yeux ; je ne continue le reste que si je réussis le regard ».C’est ça qu’elle veut dire !

Agnès dépose les choses de sa vie avec une précision dénuée de pathos. Elle m’explique les mots que je ne comprends pas, les mots de la maladie. Bien que soignée pour schizophrénie dès l’âge de 15 ans, elle tient le cap. Mais, après le bac, une année de classe préparatoire vétérinaire l’use, et, si elle réussit brillamment sa première année de médecine ensuite,  deux mois  après le début de la deuxième, c’est la catastrophe : «  Je ne trouve plus l’amphi, je ne trouve plus le CHR, je ne trouve plus Comines, je ne trouve plus ma maison, et je marche. Au hasard. Le soir, je rentre quand même après avoir demandé mon chemin.  Cela dure six mois, et bien que j’aie les pieds en sang, mes parents ne voient rien ».

Après d’autres chocs, elle est classée handicapée catégorie C, et travaille comme employée libre-service dans un supermarché,  mais elle ne supporte ni l’idée d’avoir un chef, ni celle d’avoir des subordonnés. Elle rêve de peindre.

À  23 ans, elle tombe amoureuse d’un expert en arts qui l’emmène en Charentes et l’initie à la peinture pendant les 25 ans qu’ils partagent. Pourtant, c’est plutôt un mauvais tour de la vie qu’un cadeau. L’histoire finit très mal. « Ah, je raconte dans le désordre » s’excuse t-elle avant de rester silencieuse.

La maladie l’empêche souvent de se concentrer. Deux fois par semaine au CMP de Haubourdin, une séance de remédiation cognitive lui permet de réapprendre à le faire, à parler plus facilement,  à lire. Agnès a des hallucinations, elle se  sent souvent  persécutée et sa trop grande empathie n’arrange pas les choses : elle porte le fardeau des autres en plus du sien. Heureusement, les soins et les médicaments font effet. (Moi, c’est le pilulier d’Agnès, un vrai plateau repas,  qui me fait de l’effet.)

Après la mort de son compagnon, l’année dernière, elle est un temps hébergée par sa famille, mais arrive dans la rue. « C’est terrible pour une femme »  dit-elle pudiquement.  « Et sans l’Abej Solidarité, j’y serais encore ». Elle entre à la pension de famille, le 3 janvier 2019, et depuis, sourit. Sans être dupe : « Moi, je vis demi-journée par demi-journée, pas plus loin. À midi, je me dis : Tiens une de plus ! C’est toujours une de gagnée, une victoire sur la maladie et les crises »

Les temps sont en effet meilleurs ! Il y a la peinture : elle aime Van Gogh, Rembrandt, Brueghel, Rubens…  Elle aime les ciels du Nord, des nuages et ce trait de lumière, comme celui de ce jour de novembre. Elle dessine encore mais, malgré sa grande envie,  ne se sent pas encore la force de peindre.  Elle a demandé une petite table supplémentaire pour poser son chevalet. Bientôt une exposition ? Agnès éclate de rire et ajoute « J’ai déjà vendu des toiles … »

Il y a la foi, celle que lui a léguée sa mère et qu’elle a violemment rejetée avant de comprendre qu’on pouvait entendre quelque chose de Dieu partout, même dans la rue. En octobre, elle a participé au pèlerinage du rosaire à Lourdes avec une équipe de l’abej Solidarité. Agnès a les larmes aux yeux, mais fait un superbe sourire  quand je lui propose de la prendre en photo devant le pan de mur décoré de photos de la vierge et des souvenirs de la ville.

Et puis,  il y a Éric rencontré au printemps à la messe de la paroisse Marthe et Marie, dans la chapelle de la maison d’accueil du quartier Humanicité. « Il est lui-même, il est là, et j’apprécie »

 Avant que je ne parte, Agnès écrit quelques mots sur un petit papier et me le donne. Parce que la rue n’est pas une fatalité Je le glisse dans la poche de mon jean. Où et quand l’en ressortirai-je ? Qui touchera t-il ?  Si  demain ou après-demain, quelqu’un m’interroge, je dirai « C’est  le mot d’Agnès » et il comprendra à mon regard que c’est beaucoup plus qu’un petit bout de papier.

Marie de Francqueville (Mise en Mots)

Avant que je ne parte, Agnès écrit quelques mots sur un petit papier et me le donne « Parce que la rue n’est pas une fatalité »

Partager :