12 avril 2022

Tourner la page de la rue

Dix ans que j’attends ce moment et j’ai du mal à aller jusqu’au bout, à franchir la dernière étape. Il faut dire que j’ai bien galéré avant de pouvoir signer ce contrat et que je ne réalise pas encore que c’est vraiment en train d’arriver. Je n’ai lu que la première page et je sais que si je continue, je vais arriver à la signature. J’hésite à la tourner, cette page, parce que je me demande si je suis vraiment prêt. Les doutes m’assaillent, comme toujours depuis que j’ai décidé de me reprendre en main. Suis-je légitime ? Pourquoi moi et pas un autre ? D’où vient cette chance qui a enfin tourné ?

Mon chien, Felix, le bienheureux qui porte son nom à merveille, sent que je suis un peu stressé et, comme il sait si bien le faire quand ça m’arrive, vient glisser sa tête sous mon bras pour que je le caresse. C’est fou comme ça me fait du bien ! Déjà six ans qu’il est avec moi et je ne regrette pas un seul instant de lui avoir sacrifié des places dans des centres d’hébergement trop coincés pour nous accepter avec nos amis à quatre pattes. Ce labrador, c’est toute ma vie et je n’imagine pas mon existence sans lui. Même quand je n’ai pas assez à manger pour moi, lui ne manque jamais de rien. Fidèle, sans jugement, toujours là pour me soutenir, je ne pourrais espérer meilleur ami. Si je suis encore en vie aujourd’hui, je crois qu’il y est pour beaucoup.

Bref, je tourne la page et m’attaque à la seconde feuille de ce contrat qui va changer tout pour moi. Finies les galères, et j’en ai connues, je peux vous l’assurer. Les longues heures passées dehors dans le froid, l’humidité… Et la solitude. Je crois que c’est ça, mon pire souvenir. Contre les températures glaciales, tu te couvres et ça passe. Surtout si tu rajoutes une petite bière. Contre l’humidité, c’est plus compliqué, mais au bout d’un moment, tu sais où te mettre pour être à l’abri et tu limites les dégâts. En revanche, pour la solitude, franchement, il n’y a pas grand-chose à faire. Tu t’accroches à tout, genre le sourire d’une jeune femme quand vos regards se croisent, le rire d’un enfant quand ton chien lui aboie dessus, le ticket de restaurant tendu nonchalamment par ce businessman qui veut se donner bonne conscience. Non, n’importe quoi, je te dis.

Et puis, il y a LA rencontre, celle qui va tout changer, celle que tu as attendu toute ta vie et qui n’est jamais arrivée. Et là, quand elle se produit, tu n’y crois pas. Tu te dis tellement que ce n’est pas possible que tu fais tout pour faire capoter la relation avant même qu’elle ne commence. Mais la petite jeune s’est accrochée. Elle est revenue encore et encore même quand j’ai raté nos rendez-vous, même quand j’y suis venu plus bourré que nécessaire, même quand je l’ai insultée et que j’ai passé ma colère sur elle plutôt que sur la société responsable de ma déchéance. Et en ce grand jour, elle est encore là, toujours à mes côtés. Elle me sourit et m’encourage à continuer ma lecture, à poursuivre mon chemin jusqu’au bout du document. J’hésite car j’aimerais qu’elle soit toujours présente pour moi, même si je sais que c’est impossible. Elle a d’autres personnes à accompagner, une carrière à envisager. Et moi, je suis au bout du parcours. En tous cas, du parcours avec elle car je vais faire face à de nouveaux défis, c’est sûr, mais ce sera sans elle. Vais-je y arriver ?

— Tu es sûre que j’ai bien tous les papiers qu’il faut ? Parce que sinon, ça ne sert à rien de continuer… bougonné-je, le stylo en main.

— Mais oui, gros bêta ! Allez, va jusqu’au bout ! Fais-moi confiance.

Je le sais bien que j’ai tout ce qu’il faut, mais ça me plaît de pouvoir encore la solliciter un peu, mon assistante sociale. Il faut que j’en profite tant que c’est possible et je ne me gêne pas. Je reprends ma lecture et me demande comment ça se fait que certaines personnes sont capables d’écrire de telles clauses, de les comprendre et de ne pas être perdues avec toutes ces négations, ces conditions, ces interdictions… Moi, je vois des lettres se balancer devant mes yeux et faire difficilement sens. Alors, je fais confiance, je me laisse aller et je parcours les lignes par acquis de conscience jusqu’en bas de la page que je tourne à son tour.

J’arrive ainsi à celle où mon nom est imprimé en lettres capitales. Quelle étrange sensation de le voir sur ce document officiel. Je continue à hésiter de signer, j’avoue que tout est encore trop nouveau, mais le fait de voir ce patronyme qui me vient de ma mère, cette femme courage qui m’a élevé seule, me permet de réaliser que le miracle est vraiment en train de se produire. Je ne sais pas pourquoi, mais contrairement à la chanson de Brassens, j’ai envie de le graver, mon nom, au bas de ce parchemin. J’ai envie de crier au monde que oui, j’y suis enfin parvenu, j’ai réussi. J’aimerais tellement que tous ceux qui m’ont rabaissé, tous ceux qui n’ont pas cru en moi, m’ont condamné d’avance, tous ceux qui m’ont méprisé, agressé, que tous ces croquants et ces croquantes puissent me voir signer ce document synonyme de Nouveau Départ et de Nouvelle Chance.

Maintenant que c’est fait, l’agent commercial de l’agence continue à parler, à me communiquer des informations sûrement très importantes, mais je ne l’écoute plus. Je suis tombé dans les bras de mon assistante sociale, en pleurs. Contrairement au passé, ce ne sont plus des larmes de tristesse, de souffrance, mais ce sont des larmes de joie. Ce soir, je vais dormir chez moi. Dans mon appartement. Je n’arrive toujours pas à y croire, pourtant ce sont bien mes clés que me tend l’agent avec un sourire. Je n’ose pas les prendre, j’ose à peine les toucher mais je me fais violence. Je n’ai pas fait tout ce chemin pour reculer maintenant ! Je récupère aussi mon contrat de location que je dépose presque religieusement dans mon sac, à l’endroit où j’ai stocké tant de bricoles récoltées au gré de mes pérégrinations quotidiennes. J’y ai glissé pas mal de bouteilles aussi, je ne le cache pas, mais maintenant tout ça est derrière moi. Maintenant, je suis locataire. La rue, c’est terminé pour moi.

La signature de ce contrat de location pour un petit appartement au troisième étage, c’est le signe pour moi que je peux laisser la Rue et toutes ses misères derrière moi. Je vais pouvoir commencer un nouveau chapitre de ma vie. Il fallait juste que j’arrive en bas de la page, tout en bas, au plus profond de la misère pour qu’enfin je m’aperçoive qu’il suffisait d’un petit effort, d’une petite aide, pour réussir à relever le défi de la soulever et la mettre derrière moi. Cette page a été la plus compliquée de ma vie, elle m’a bien amoché, je vais en garder des séquelles, mais maintenant que j’ai apposé ma signature et que je suis locataire, je vais pouvoir me relancer. Et qui sait, peut-être que mes enfants viendront m’y voir un jour, que je les recevrai, fier du chemin parcouru, et que je leur raconterai cette page du passé que j’ai tournée. Pas pour qu’ils m’admirent ou me félicitent, non, je ne suis pas un héros, mais juste pour qu’ils me comprennent. Désormais, tous les rêves sont permis.

Vincent

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