22 avril 2020
Rencontres avec ceux qui « habitent » la rue : journal d’une Lilloise
Lille vit autrement. Je croise au gré de mes (courtes) sorties le visage de ceux qui, malgré eux, confinent dehors. Scènes et portraits
Jeudi 2 avril : attestation remplie en poche, je marche dans la rue Pierre Mauroy pour quelques courses. Fais un pas ou deux de côté quand je croise un rare passant. Marcher dans Lille dans la journée est troublant. La vision des toits qui se découpent sur un bleu insolent m’émerveille, mais le vide provoque en moi un sentiment diffus d’angoisse. La ville entière semble attendre que quelque chose arrive.
Tout à coup, un homme traverse la rue d’une allure précipitée et s’écrase sur le trottoir d’en face. Son pantalon tombé aux chevilles l’a fait trébucher. Il est âgé, mal fagoté, sale. Impossible de le laisser là. Au moment même où je décide de m’approcher, un camion de pompiers arrive, me dépasse et s’arrête un peu au-delà. En descendent deux hommes, emballés de la tête aux pieds dans leur combinaison blanche. Nouveau flash inquiétant. Bien sûr, ils font leur ronde, mais je suis presque effrayée de leur arrivée si « à-propos », comme programmés par un Big Brother. Ils posent quelques questions au vieil homme, parlent fort pour se faire entendre, le redressent. « Qu’est ce qui se passe ? Vous avez mal ? » Je n’entends pas le bredouillement de l’homme, maintenant appuyé sur le mur. Je repars. Tendue et troublée. Je ne sais si c’est la vulnérabilité de l’homme ou l’arrivée si rapide des soldats de l’urgence à l’aspect futuriste. Comme dans un épisode de La quatrième dimension.
Samedi 4 avril : le virus a vidé les rues. Les fantômes du jour, ce sont les sans-abri. Il n’y a plus qu’eux. Eux et les livreurs, qui foncent sur leur vélo ou attendent, assis au soleil sur les marches de l’opéra. Rue du Molinel. Samedi matin. La queue s’étire devant la boulangerie. Cinq à six personnes à un mètre de distance l’une de l’autre. Pas plus de deux clients dans le magasin.
Une femme s’approche et réclame de l’argent « pour manger ». Plus encore qu’à l’habitude, les citadins hésitent entre compassion et rejet. Car s’ajoute aujourd’hui la peur d’être contaminé. Il faut dire que la pauvre femme renifle bruyamment. Et s’énerve : elle s’approche même dangereusement. Mouvement de recul, gestes de la main pour lui faire garder ses distances. Elle avance encore, elle se joue de la peur qu’elle suscite, je le parierai. Mais sa menace n’en est pas une. C’est plus une moquerie désespérée. Elle repart avec un peu de monnaie. Encore faudra-t-il qu’elle puisse payer en espèces quelque part. Paiement par CB uniquement, lit-on, sur les portes des magasins.
Lundi 6 avril : aujourd’hui, la peur de contaminer me hante dès que je mets un pied dans la rue. J’hésite à remonter dans mon appartement. Mais pour faire quelques pas hygiéniques. Et je réfléchis. Des images de lépreux confinés à l’extérieur des villes me viennent à l’esprit. Et Rosa Parks dans son bus. Je me refuse le droit d’entrer dans le petit supermarché, de me sentir un danger pour l’autre.
Tiens, Rosa Parks, c’est le nom d’un centre d’accueil de l’abej Solidarité. Pensez à les aider !
Mardi 7 avril : un homme âgé vient plaider sa cause. Les pieds en sale état, il tient difficilement debout mais les passants sont trop rares pour qu’il soit encore possible de « faire la manche » assis sur le trottoir. Je discute avec lui. De plus loin que je ne le souhaiterais. Lui redis que les centres d’accueil de l’abej Solidarité et d’autres associations sont toujours ouverts.
Si l’épidémie a changé l’art de faire la manche, elle transforme aussi le comportement des Lillois, qui me semblent plus émus. Parce que forcément aujourd’hui, on cause entre confinés dehors et confinés dedans. On ne peut plus faire semblant de les ignorer, les sans-abri ne sont plus perdus dans la masse. La précarité se fait entendre. Et ils sont les seuls à « rester chez eux » dehors. La rue leur appartient. Maigre consolation.
Mercredi 9 avril : chacun son histoire. La place du Lion d’or est magnifique, dorée par le soleil. Revoilà le jeune homme d’avant-hier. Propre, peigné, particulièrement soigné, mais de la rudesse dans les traits. Et ce regard, croisés si souvent chez ceux qui sont passés de l’autre côté. Fixité et vide.Me montrant les pièces qu’il a déjà récoltées, il me sort un argumentaire bien huilé dont j’ai dû mal à démêler le vrai du faux. Tout frais sorti de prison, « pour presque rien, je ne suis pas un criminel. Un vol de vélo. On m’a promis un logement en foyer, mais tout est fermé ; il me manque trois euros pour aller dormir à l’auberge de jeunesse du Vx Lille qui est ouverte ? Je ne veux pas dormir dehors ». Je lui donne une ou deux pièces, pas dupe. J’ai déjà entendu son boniment avant-hier. Qu’importe.
Vendredi 11 avril : vers 13h, rue Faidherbe. Je tombe en arrêt, vraiment, devant une femme au magnifique visage d’Indienne. Assise au milieu de son barda, un verre en plastique devant elle attend les dons. Habillée comme nos adosJe n’ai pas un centime, je promets de faire mieux la prochaine fois. En toute bonne foi, mais je sais bien qu’elle connait la chanson. Elle m’offre un large sourire. Un de ces sourires qui ouvrent le cœur. Des yeux pétillants et fatigués. J’ai un attachement particulier pour l’Inde. Je lui demande d’où elle vient. De Belgique ! Je précise ma question, je suis Indo-Américaine. J’ai été adoptée. Je lui explique que j’ai adopté, il y a 18 ans, une petite fille venant de Bombay. Elle vient de Madras. « Vous savez, j’ai quelque chose dans la tête, je ne suis pas bête, j’ai un diplôme d’éducatrice spécialisée ». Alors, pourquoi la rue ?
Je repose LA question : Comment êtes-vous arrivée dans la rue ? « Divorce, dépression, le corps qui a craqué, mon mari qui ne m’a rien, donné. Je ne vois plus mes enfants ». Je lui conseille d’aller frapper à la porte de la rue Solférino.
Des cris de l’autre côté de la rue. Deux jeunes brandissent triomphalement les 10 euros qu’ils viennent de « gagner ». Ils courent acheter quelque chose. Elle rit avec eux. L’arrivée d’un jeune homme interrompt notre conversation. Un compagnon de galère au beau visage d’acteur de série américaine, mais une bouche qui n’ouvre que sur des chicots. Drogue, cigarette sans doute. Contraste. Bonnet jean et baskets, raides de crasse. Il la questionne du regard, me demande de l’argent avec arrogance. Je promets à nouveau. Mais me sens intruse. J’ai juste le temps de demander son prénom à la jeune femme. Stella. Comment s’étonner que ses yeux brillent tant. « Pas de problème, je ne bouge pas », me dit-elle avant que je parte. Le lendemain, elle n’y est plus. Mais je retenterai ma chance.
Samedi 12 avril : avenue du Peuple belge. 20h. Les premiers applaudissements retentissent. Un concert de casseroles répond de l’autre côté. Des sifflets. J’applaudis à mon tour, solidaire. Mais le plus enthousiaste, c’est le jeune homme déguingandé qui marche au milieu de la rue. Très jeune. Un pansement de fortune autour du genou qu’il traîne. De loin, on dirait du papier alu, une couverture de survie, ou de cet adhésif gris, armé de fila métalliques. Il vocifère, joint sa voix au concert, fait les basses avec un enthousiasme, sans qu’on sache s’il se moque ou s’il crie sa détresse. Seul avec ses deux sacs, une canette à la main. Encore une scène déroutante. Mais aujourd’hui, je décide de n’en retenir que le mot « chœur »
Marie de Francqueville pour l’abej Solidarité / Miseenmots.com
Pour lire la suite : https://abej-solidarite.fr/2020/04/27/confines-dehors-suite-du-journal-dune-lilloise/