«Je suis Salvador, j’ai 57 ans, j’ai été compagnon d’Emmaüs à Bogy pendant 11 ans». Une identité dont il est fier et une communauté où il a aimé vivre et travailler après des années de galère en Espagne. C’est là, en Ardèche, qu’il rencontré Fidel. Son maitre mort, le chien fuyait tout le monde, sauf Salvador. «Il m’a choisi». Salvador a donc cherché un foyer qui l’accueillerait avec son chien, a cru l’avoir trouvé à Boulogne-sur-mer, est monté dans le Nord pour finalement découvrir qu’on ne voulait pas d’eux là-bas. Le voilà alors dans la rue à Lille (il dit la « rou », mais si c’est plus doux à l’oreille, ce n’en est pas moins la dure « rue » des sans-abri).

Salvador n’est jamais sans Fidel. J’aurais donc voulu que son fidèle compagnon à quatre pattes pose, le temps d’une photo, sur les genoux de son maître, mais le chien a peur. Une peur venue du temps où on le battait, dit Salvador. Et de cette cataracte qui l’empêche de reconnaitre, tout de suite, amis et ennemis. Ce soir de janvier 2021, nous sommes à la halte de nuit de l’abej SOLIDARITÉ, mais, la journée, c’est assis à son «poste» dans la rue, le même depuis 6 mois, que je rencontre régulièrement Salvador, enfoui sous un bonnet, des couvertures, des mitaines, des pulls et autres écharpes. Fidel, lui, porte un élégant cache-nez rose («Oui, je sais, c’est UN chien, mais je l’ai trouvé, ce col !»). Salvador, arrivé d’Espagne il y a de près de 20 ans, s’exprime avec un fort accent espagnol, qui m’oblige parfois à le faire répéter, mais il use d’un vocabulaire choisi.

Tout avait pourtant bien commencé. Dans son village espagnol situé près de Valence, il était très heureux et adorait sa mère, Rose. Elle travaillait dans le nettoyage et la réparation des casiers d’oranges, son père lui était « dans la construction ». Le premier souvenir qui lui vient est pourtant lié à un sentiment d’injustice : «Un jour, ma mère m’a acheté des bottines de foot avec des crampons que j’adorais. Mais sitôt les chaussures au pied, j’ai glissé sur ses crampons et cassé un petit meuble. Mon père, très en colère, m’a obligé à les rendre au magasin. J’ai trouvé ça méchant». Adulte, il a continué à habiter chez ses parents, exerçant de nombreux métiers : cueilleur de fraises, oranges ou artichauts, cuisinier, serveur, menuisier, ouvrier du bâtiment. Mais quand sa mère est morte d’un cancer, tout s’est effondré : Rosa Maria et Maria Carme, ses sœurs aînées sont parties ; son père, rendu à demi fou par ce deuil, faisait tourner les tables pour communiquer avec son épouse. (Il est mort 17 ans après) ; et Salvador (21 ans) «s’est défoncé». La drogue, ce n’était pas nouveau pour lui (grand fumeur de haschich depuis le collège), mais là, il s’est mis au speed, à la coke. Il est ensuite dirigé vers un centre de chrétiens évangélistes pour une cure de désintoxication de deux ans à base d’abstinence totale («Même pas une bière, pas de téléphone»), de travail et de prières. Il en est sorti guéri, a rencontré à l’église une femme dont il est tombé amoureux. Mais ils se sont fâchés et se sont séparés quand Salvador est intervenu pour que le fils toxicomane de sa compagne se fasse soigner. Il s’est retrouvé dans les rues espagnoles, seul.

Revenons à Lille. Dehors la nuit, c’est mortel, il faut être sur ses gardes, se méfier des voleurs, mais aussi de la violence gratuite ou stupide. Comme ce compère «bourré» qui frappe Salvador à la tempe parce qu’il allait faire un baiser de bonne année à sa femme. «Touche pas à ma femme !». Résultat : lunettes cassées (avec un chien bien incapable de jouer les guides d’aveugle, et pour cause). Salvador finit par obtenir une place à la Halte de nuit où les chiens sont acceptés, mais où il y a des voleurs aussi… contre lesquels il a une arme secrète (Il a glissé un pied de chaise en bois tourné sous l’une de ses épaisseurs, chut je n’ai rien dit). Quelques mois plus tard, Marjolaine, sa référente à la Halte de nuit, accepte de prendre Fidel chez elle pour que « papy » (comme elle l’appelle gentiment) puisse enfin rejoindre la communauté Emmaüs de Boulogne. Hélas, là-bas, on lui reproche de faire la manche. Retour à la case départ, c’était il y un an.

Aujourd’hui, si Salvador mendie pour vivre, c’est qu’il ne touche pas le RSA. Installé sur un lieu de passage, protégé de la pluie, il reçoit de quoi se nourrir, fumer et donner à manger à Fidel. «Les gens, c’est bizarre, parfois ils sont sympas, parfois ils me regardent comme inférieur, ils ne savent pas ce que c’est que vivre dans la rue : C’est qui lui ? Parfois j’entends passer des femmes espagnoles, mais que faire, je ne vais pas me lever en disant : Hé, moi aussi je suis espagnol. Je suis sdf, mais on peut se voir ?». Depuis 6 mois, Marjolaine et une assistante sociale travaillent pour qu’il retrouve ses droits. «J’ai travaillé 10 ans chez Emmaüs, payé mes impôts, pourquoi je ne suis pas reconnu ?» Ils attendent un rdv à l’ambassade d’Espagne pour obtenir un passeport, pouvoir enfin sortir de l’argent, toucher le RSA. «L’administration c’est lent».

Salvador rêve d’une vie tranquille avec son chien, dans une pension de famille de l’abej SOLIDARITÉ par exemple. «Vivre bien, c’est vivre avec juste le nécessaire, sans rêves de grandeur ou d’autos, mais dans la tranquillité et la sécurité». Mais il voudrait aussi revoir son village une dernière fois», celui où vivait el más feliz de los pequeños

Marie de Francqueville, écrivain-biographe
miseenmots.com

Partager :